Citoyens vs. chercheurs
March 10, 2013 - Categorised in: Opinions -Dans une carte blanche parue le 27 février dernier dans De Standaard, le recteur de la KUL, Marc Waer, estimait que « la recherche ne peut que s’épanouir dans un environnement libre et indépendant ». C’est la raison pour laquelle des sanctions disciplinaires peuvent être prises contre des chercheurs qui expriment leur désaccord citoyen sur des recherches universitaires, comme le démontre le licenciement de la bio-ingénieure Barbara Van Dyck. La prise de position soulève de réelles questions sur la place de la science dans notre société, mais y apporte de mauvaises réponses. Une réflexion de Brendan Coolsaet et John Pitseys, chercheurs au Centre de Philosophie du Droit (Université catholique de Louvain).
Que signifie mener une recherche libre et indépendante ? Pour M. Waer, la recherche n’est pas libre si elle doit rendre constamment des comptes aux citoyens. Elle n’est pas indépendante si elle se laisse influencer par la rumeur de la rue et le temps politique (1). Le recteur de la KU Leuven estime d’une part que pour faire de la recherche novatrice, la science ne peut être obligée à rendre des comptes aux citoyens; et d’autre part, que le scientifique, pour effectuer cette recherche novatrice, devrait choisir entre son ‘rôle’ de citoyen critique et son rôle de chercheur. Nous pensons qu’aucun de ces points de vue ne se justifient, et qu’ils posent problèmes sous plusieurs aspects.
La position de M. Waer dénonce tout d’abord une vision réductrice du débat académique. La liberté de la recherche est d’abord la liberté du chercheur. Sanctionner Barbara Van Dyck pour les positions, même erronées ou mal fondées, qu’elle choisit d’adopter représente une curieuse conception du débat entre pairs.
Elle propose ensuite une approche à la fois scientiste et angélique du rapport entre savoir et débat public. Le scientifique, rémunéré par le contribuable, doit-il donc strictement se garder de partager le fruit de sa recherche pour l’amélioration du débat public? Pour ne prendre que cet exemple, un scientifique découvre au cours et grâce à son travail que des recherches accomplies sur des OGM s’écartent de ce qu’il estime être l’intérêt général : doit-il garder le silence pour respecter la liberté et l’indépendance de la science ? Le monde scientifique entretient une dichotomie artificielle entre le travail de recherche et l’engament social : pour être crédible auprès de ses pairs, le scientifique ne peut être militant. Mais qui d’autre qu’un scientifique, bio-ingénieur de surcroît est-il mieux placé pour contribuer au débat sociétal complexe et technique qu’est celui des OGM ? Le scientifique doit bien sûr pouvoir produire un travail autonome et selon les règles de la science. Mais le savoir qu’il produit est toujours engagé, puis qu’il contribue d’une manière ou d’une autre à la connaissance que la société a d’elle-même et du monde. Sa liberté ne consiste-t-elle pas à rendre cet engagement délibéré, et ne contribue-t-il pas à l’indépendance du public en le rendant explicite ?
Pour le recteur, citoyenneté et profession sont soit interchangeables soit mutuellement exclusifs : il serait donc non-seulement possible mais également désirable de renoncer à ses droits et ses devoirs quand on fait de la recherche. Or, brandir les idées de liberté et d’indépendance de la science en imposant au chercheur de devenir un citoyen de second rang en renonçant à une partie de ses droits est pour le moins surprenant. La citoyenneté, avec ses droits et ses devoirs, n’est pas chose qui s’accepte ou se refuse, qui s’active ou se désactive. Elle est un fait de droit, applicable à tous et d’application par tous. Sanctionner Barbara Van Dyck pour ses positions citoyennes représente dès lors une curieuse conception du débat public. Elle substitue surtout la liberté et l’indépendance à deux notions qui lui sont étrangères, et souvent opposées : la loyauté professionnelle et la logique de clan. Une telle conception contraindrait chaque chercheur au silence dès lors que ses prises de positions rentrent en contradiction avec celles de ses collègues, quel que soit d’ailleurs–si nous comprenons bien–le sujet abordé, qu’il s’agisse d’OGM, de politique, de culture ou de sujets économiques. Le recteur Waer attend de Barbara Van Dyck qu’elle fasse un choix entre l’exercice de ses droits civiques et l’exercice de sa profession, et d’accepter de préférence–liberté oblige–le bâillon offert par l’Alma Mater afin de préserver l’indépendance de sa tour d’ivoire. Barbara la citoyenne peut exprimer son mécontentement et porter un regard critique sur les tests d’OGM en milieu naturel. Barbara la chercheure n’a pas à s’immiscer dans le débat public.
Enfin, la position de M. Waer représente une conception détournée du débat démocratique. Peur de la foule peut-être, comme si le débat collectif compromettait davantage l’indépendance de l’université que la course aux rankings internationaux et aux publications,la collecte de nouveaux financements ou les liens avec le secteur privé, M.Waer semble assimiler le principe de la discussion publique à l’obligation de se soumettre au regard autoritaire que l’opinion représente. Prenons le comme un hommage détourné à la démocratie mais reconnaissons qu’il s’agit d’un curieux renversement de perspectives.
Mais surtout, c’est une perception hygiéniste du débat démocratique. Si le recteur pense que le citoyen peut être dissocié du chercheur, que l’opinion s’oppose à la recherche objective de la vérité et que l’indépendance de la recherche consiste à imposer un bâillon au chercheur, c’est parce qu’il pense peut-être, sincèrement, que la recherche n’est pas affaire d’opinion. Et qu’elle sert sans doute, de manière automatique,le progrès du bien commun. Or, qu’ils’agisse des incertitudes pour la santé publique (2), de l’homogénéisation des pratiques agricoles et de l’appauvrissement génétique (3), de la dépendance accrue aux pesticides (4), d’un rendement agricole décroissant (5) ou de sa privatisation par les multinationales de l’agroalimentaire (6), le cas des OGM ne montre pas seulement que mêmes les faits sont incertains, ou sujets à interprétation.Il nous rappelle que l’expertise scientifique ne nous permet jamais, à elle seule, de décider ce que nous devons en faire, et pour quelles raisons: c’est à nous tous, citoyens, de décider de son utilisation.
En savoir plus :
- Marc Waer, Burgerrechten versus wetenschap, De Standaard, 27/02/2013; http://www.standaard.be/artikel/detail.aspx?artikelid=DMF20130226_00484483
- Paris demandera l’interdiction des OGM si leur danger est avéré, Le Monde, 19/09/2012; http://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2012/09/19/ogm-le-foll-veut-durcir-les-autorisations-au-niveau-europeen_1762290_3244.html
- Vandana Shiva: ‘Seeds must be in the hands of farmers’, The Guardian, 25/02/2013; http://www.guardian.co.uk/global-development/2013/feb/25/vandana-shiva-seeds-farmers
- How GMOs unleashed a pesticide gusher, TheGuardian, 03/10/2012; http://www.guardian.co.uk/environment/2012/oct/03/gmo-herbicides?INTCMP=SRCH
- US farmers may stop planting GMs after poor global yields, Farmers Weekly, 06/02/2013; http://www.fwi.co.uk/articles/06/02/2013/137518/us-farmers-may-stop-planting-gms-after-poor-global-yields.htm
- La guérilla judiciaire des géants des semences contre les fermiers américains, Le Monde, 13/02/2013 ; http://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2013/02/13/la-guerilla-judiciaire-des-geants-des-semences-contre-les-fermiers-americains_1832036_3244.html